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mardi 16 novembre 2010

Un conte de hanouca: la goutte d'huile

Arrêtez un passant, grand ou petit, homme ou femme, et demandez-lui s'il connaît Ben Stto et vous le verrez aussitôt porter sa main à son nez... Vous ne comprenez pas ? ! Normal ! Vous n'avez jamais habité à Marrakech. Je veux dire au Mellah de Marrakech ! Car Marrakech, c'est le Mellah. Eh oui ! La belle ville de Marrakech sans le Mellah, n'est plus Marrakech. C'est comme si vous lui enleviez la Koutoubia, l'élégante tour de l'une des plus belles mosquées du Maroc.

Et si vos pieds n'ont jamais foulé le sol marrakchi, vous ne pouvez guère connaître Ben Stto...

Que je vous le présente donc. Ben Stto est un des épiciers de notre Mellah. Sa boutique se trouve située à la Ra'hbah du Souk, la place du Marché si vous préférez ! C'est celle qui est juste en face de la Squaïa, la fontaine d'eau qui permet à tous ceux qui n'ont pas l'eau courante à la maison - et il y en a ! - de s'approvisionner en eau potable. Ben Stto peut vous vendre tout ce qui se consomme et même le reste. Bien sûr, il y avait d'autres épiciers à la Place du Marché, mais je ne sais pas pourquoi je préférais aller acheter chez lui. Pourtant, il me faisait peur avec sa figure... Eh ! Arrêtez donc ! Qu'allez-vous penser de sa figure ? Je vous assure qu'il avait une figure tout à fait humaine ! Sauf que... En vérité, j'hésite à vous le décrire, au cas où il y aurait une femme enceinte parmi vous... Vous insistez... Bon d'accord... Voilà, je vais vous dire. Et vous comprendrez ! On m'a raconté qu'une mendiante juive venait tous les vendredis chez Ben Stto pour recevoir sa pièce habituelle d'aumône. Pour remercier, la mendiante priait pour Ben Stto. Toujours la même prière, toujours, toujours : "Que D.eu te laisse la clarté de tes petits yeux". Traduction : Que D.eu te laisse la vue !

Las d'entendre la même prière tous les vendredis que le Bon D.eu a créés, notre épicier demanda un jour à la mendiante :

- "Dis-moi, ma sœur, pourquoi tu me donnes toujours la même prière ? Change un peu !"

- "C'est que, dit la mendiante, pince sans rire, si tu devais devenir myope, tu ne pourrais jamais porter des lunettes. Elles tomberaient !"

Vous avez compris maintenant. Eh oui, Ben Stto n'avait pas de nez. Il avait bien deux trous pour respirer, mais pas de nez. Pas de nez du tout. C'est donc vrai que s'il devenait myope, il n'aurait aucun moyen de poser ses lunettes. Grâce au Ciel, il avait une bonne vue et il n'a jamais vu un médecin.

Mais pourquoi je vous parle de Ben Stto ? Pas pour son nez ou sa figure ? ! Ah ! Oui ! Je vous disais qu'il était épicier et que j'allais acheter de l'huile chez lui.

N'allez surtout pas croire qu'on achetait l'huile en bouteille capsulée, mesurée, étiquetée, prête à être emportée. Vous retardez ! Oh ! Pardon ! Vous avancez trop ! L'huile était vendue en vrac, comme les pois-chiches, les fèves ou la farine. Vous, vous apportez votre bouteille, votre flacon, ou même votre casserole si cela vous chante, et l'épicier vous mesure un litre, ou un demi ou un quart de litre ou une ouquiya - une once - d'huile.

Seulement, voilà quand on vous vend de l'huile en vrac, il en reste toujours dans la mesure, et l'épicier est obligé de vous en ajouter un peu. Résultat : ou il vous donne plus d'huile qu'il ne faut ou il vous en prend un peu. Dans ce cas comme dans l'autre, il y a un voleur. Ou c'est vous qui volez ou c'est l'épicier qui vous vole. Or, la Torah interdit le vol, vous le savez. Tous les juifs le savent... Même les non-Juifs le savent. Mais restons entre frères.

Pour éviter ce grave problème de vol, notre ami Ben Stto avait une technique très simple. Il s'était débrouillé à avoir plusieurs mesures du même volume. Lorsqu'un client venait, Ben Stto remplissait sa mesure d'huile, mettait un entonnoir dans la bouteille du client, et quand l'huile ne coulait plus de la mesure, il reprenait cette dernière et la laissait égoutter dans un autre entonnoir qui, lui-même, était engagé dans une bouteille. Toutes ces gouttes d'huiles récupérées faisaient bien, à la fin de la semaine, une quantité non négligeable que Ben Stto envoyait à la synagogue pour les vases des Saints suspendus au plafond de la synagogue. Ainsi, notre épicier ne volait pas ses clients, mais au contraire leur faisait faire une grande Mitsva à peu de frais. Ou plutôt pour rien.

Lorsqu'arrive Hanouccah, c'est le miracle pour les synagogues... Enfin, un petit miracle... C'est-à-dire un tout petit miracle... Disons qu'il y avait quand même plus d'huile récupérée à mettre dans les vases à huile. Car de l'huile à Hanouccah, les épiciers en vendaient en quantité. Jugez plutôt : de l'huile pour la cuisine, pour les salades, de l'huile d'olive pour la 'Hencca ('Hanoukia) et surtout de l'huile pour les beignets. C'est simple, Hanouccah, c'est la fête de l'huile, et des beignets, bien spongieux, tout chauds, et avec le trou bien rond... Si vous réussissez le trou, votre beignet est bon.

Mais notre ami Ben Stto, cette année-là, était malade. Trois jours avant Hanouccah, il a fermé sa boutique et n'y est pas reparu.

Ben Stto malade ? ! Eh ! Oui ! Tout peut arriver dans ce monde. Ce doit être à cause du mauvais œil !

Les clients habituels avaient besoin d'huile pour les beignets et pour Hannoucah. Mais, trouvant la boutique fermée, ils s'en allaient avec l'espoir de revenir plus tard dans la journée ou le lendemain...

Espoir déçu, car Ben Stto était toujours malade. Mais on a le temps. Hanouccah, c'est seulement jeudi soir et on est mardi. Mercredi matin, voyant le magasin toujours fermé, certaines personnes dont le vénérable Rabbi Chalom se rendirent chez Ben Stto à la maison, pour avoir la conscience tranquille avant d'aller chez un autre épicier.

A la vue de tout ce monde, - trois ou quatre personnes en fait - Ben Stto qui n'avait plus de femme, se redressa dans son lit en s'excusant.

Mais à la grande surprise de notre malade, Rabbi Chalom, qui n'était pas vraiment Rabbi, mais que tout le monde respectait pour sa droiture, ses connaissances et sa belle voix d'antan, proposa d'ouvrir le magasin de l'épicier et de vendre l'huile à sa place.

Ben Stto, tout confus, refusa d'abord faiblement, mais dut remettre les clés du magasin à Rabbi Chalom qui, aussitôt, s'y rendit et devint épicier. On aura tout vu ! Rabbi Chalom épicier ! !

Notre ami, de nouveau seul, s'en voulait d'avoir laissé sa besogne au vénéré Rabbi Chalom. Il avait honte et craignait que le nouvel épicier tachât sa belle djellaba grise. Aussi, bravant la fièvre et la toux, Ben Stto s'habilla chaudement et rejoignit sa boutique.

Jamais l'épicier n'avait vu autant de monde en même temps devant sa boutique.

Timidement, il demanda à Rabbi Chalom de le laisser servir les clients. Ce que ce dernier fit sans un mot. Lui-même n'accepta de se faire servir qu'en tout dernier. Il put alors constater que Ben Stto était heureux d'une joie tranquille et discrète. Son visage était épanoui. Même sans nez ! De se sentir ainsi soutenu, Ben Stto avait certainement guéri.

Je ne mentirai pas en vous disant que la première lumière de Hanouccah, cette année-là, avait fait chaud au cœur de plus d'un Juif du Mellah.

Et comme elle devait briller dans le froid marrakchi de fin Kislèv !

Un conte extrait des "contes du Mellah" par le Rabbin Raphaël Perez.

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